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Emission sur Un éternel Treblinka 2/2

Suite de la transcription de l’émission, Les vendredis de la philosophie (France Culture), consacrée au livre Un éternel Treblinka de Charles Patterson

[[…]]

Alors je vous propose d’entendre l’auteur lui-même puisqu’on en discute, alors j’ai pu le joindre à New York, il ne parle pas français, donc vous me pardonnerez pour cette traduction que j’ai dû faire un peu synchrone, qui n’est pas très professionnelle, mais je lui ai posé un certain nombre de questions :

Interview de Charles Patterson

François Noudelmann :
Charles Patterson, dans Un éternel Treblinka, vous comparez l’holocauste nazi et l’abattage industriel des animaux, alors quel est le sujet principal, est ce que c’est le droit des animaux ou c’est l’holocauste ?

Charles Patterson :
J’en suis venu à la question du droit animal tardivement. Ce n’est pas un sujet de carrière universitaire. J’étais plus intéressé par l’histoire de l’holocauste, mon père est mort pendant la deuxième guerre mondiale, il était en France et en Hollande, et il n’est jamais revenu. Il y avait comme un trou dans ma vie et j’ai grandi avec cet intérêt pour la deuxième guerre mondiale et l’holocauste. J’ai écrit plusieurs livres à ce propos, j’ai étudié à Yad Vashem. L’holocauste, c’est vraiment ce avec quoi j’ai commencé et c’est seulement plus tard que je me suis occupé du droit des animaux, quand j’ai pris conscience que quelque chose de similaire existait dans la façon dont les victimes étaient traitées. C’est la genèse du livre. L’holocauste est alors un exemple, l’esclavage est aussi une autre façon de tuer. Les animaux et les humains sont traités de la même façon. Mais comme j’étais particulièrement intéressé par la question de l’holocauste, c’était évidemment un sujet pour moi et que je traitais en même temps.

François Noudelmann :
Est ce que vous ne pensez pas quand même que la grande différence qu’il y a entre le génocide, l’extermination des Juifs et l’abattage industriel des animaux, c’est que les Juifs étaient tués parce qu’ils étaient juifs alors que les animaux sont tués pour être mangés ?

Charles Patterson :
Oui, dans mon livre, je le dis, l’enjeu du meurtre est très très différent, c’est sûr. Mais ce qui est semblable, c’est le mécanisme qui fait mourir un nombre énorme de gens innocents. Soit dans les camps de concentration en Pologne, soit avec l’abattage industriel des animaux aux Etats-Unis, n’importe où, les processus sont pareils, blesser les êtres faibles, les abaisser, tuer les jeunes, c’était difficile pour les meurtriers de tuer les enfants, j’ai écrit surtout là-dessus, sur les méthodes, les raisons pour lesquelles les victimes étaient tuées dans les deux cas, les Juifs parce qu’ils étaient juifs et les animaux pour être mangés. Ils sont tués parce qu’ils sont des animaux, on ne mange pas les êtres humains, les Allemands ne mangeaient pas les Juifs qu’ils tuaient. Donc il y a des raisons fondamentalement différentes, mais le principe commun, c’est la capacité de faire tout ce qu’on veut aux plus faibles, qu’ils soient des animaux, des Juifs, des femmes, des esclaves.

François Noudelmann :
Vous montrez les racines communes du génocide nazi et de l’abattage des animaux, est-ce que c’est une comparaison entre différentes manières de tuer à grande échelle ou bien est-ce que vous voulez véritablement mettre en valeur une matrice de l’extermination repérable dans tous les meurtres de masse quels qu’ils soient ?

Charles Patterson :
L’argument de mon livre, c’est que l’extermination des Juifs et l’abattage des animaux fonctionnent sur le même modèle. Ca commence avec les animaux, ça se termine avec les êtres humains. Ce que nous faisons aux animaux et que la société accepte, cela nous donne la mauvaise habitude de vouloir exploiter les faibles, et malheureusement, quand des humains se retrouvent en position de faiblesse, des réfugiés, des minorités persécutées, on les appelle des animaux et on les traite comme des animaux.

François Noudelmann :
Ca a commencé quand dans l’histoire humaine ?

Charles Patterson :
Il y a très longtemps, l’ironie, c’est que, au moment de la lutte entre les espèces, les êtres humains étaient au bas de l’échelle, on était les faibles et on devait se défendre contre les lions, les animaux féroces, et maintenant nous sommes l’espèce dominante, on peut tout contrôler et tout faire aux autres animaux.

François Noudelmann :
Votre livre a été traduit dans différentes langues et dans différents pays, en hébreu, en allemand, en italien…Quelles ont été les réactions, est ce qu’elles ont été différentes selon les pays et pour quelles raisons ?

Charles Patterson :
Oui, ça a commencé avec l’anglais, j’ai eu beaucoup de mal à faire éditer le livre aux Etats-Unis. 83 éditeurs ont refusé le manuscrit et mon agent a essayé longtemps de le faire paraître. Plusieurs éditeurs trouvaient ça trop dur, c’est effectivement un livre provocateur sur ce qu’on peut faire aux animaux. J’ai donc dû le faire éditer à compte d’auteur et le faire distribuer par Lantern Book, et j’ai été surpris qu’on s’en saisisse, par exemple, en Italie. Ils l’ont traduit sur Internet, sans mon accord, mais pas de problème. Et dans la plupart des pays, il a été traduit par des petits éditeurs, en Pologne par exemple, par des végétariens. C’est seulement en Italie, en Allemagne et en France que de grands éditeurs l’ont publié. Et je suis heureux de voir les fortes réactions en France.

François Noudelmann :
Et en Israël ?

Charles Patterson :
Evidemment, quelques Juifs ont trouvé que ça banalisait l’holocauste, c’est un sujet tabou. Aux Etats-Unis aussi, il y a eu cette réaction. Mais tout ceux qui ont lu le livre respectent le travail historien. En Israël, ce fut mélangé, là-bas, il y a une attention plus forte à toutes les victimes, de toutes les espèces. Quelques-uns sont juste choqués par le titre, même s’il s’agit d’une phrase d’Isaac Bashevis Singer. Des gens réagissent avec un réflexe pavlovien à l’idée du livre, traiter des humains et des animaux ensemble, c’est d’emblée problématique. Mais de plus en plus, les gens prennent conscience du problème. C’est un nouveau débat qui apparaît. C’est comme il y a deux siècles, on n’imaginait pas qu’une femme pourrait diriger un pays. Vous, vous n’avez pas réussi, mais nous, peut-être qu’on y parviendra.

Voilà, c’était l’entretien avec Charles Patterson à propos de son livre Un éternel Treblinka, j’aimerais qu’on pose la question de la réception précisément, et de, je ne sais pas si on peut appeler ça comme ça, mais de la sensibilisation aussi à la question animale, est ce que c’est…, bon, il y aurait beaucoup à dire, c’est aussi le mot question, mais enfin, bref, de quand date la prise de conscience, justement, de cette possibilité d’un parallèle ou d’un modèle de l’extermination dans le traitement des animaux ? En préparant cette émission, j’ai regardé à nouveau le film de Franju « Le sang des bêtes », en 1949, un film absolument terrifiant par son réalisme, justement parce qu’il n’est pas du tout moralisateur, et qui montre comment on tue à grande échelle mais de manière très très crue. On est en 1949, est-ce qu’on peut dire qu’il y a brusquement une prise de conscience de quelque chose qui se joue-là, comme une archéologie de la violence dont on prend conscience qu’elle touche aussi ce qui nous apparaît comme le plus évident, le plus ordinaire, le plus banal, qu’est ce que vous en pensez et puis comment vous réagissez aussi aux propos de Charles Patterson, comme dans ses explications, Elisabeth de Fontenay ?

Elisabeth de Fontenay :
Je suis étonnée que Patterson parle de camp de concentration au lieu de camp d’extermination [[ndlr : en fait, c’est la traduction française qui était fausse, Charles Patterson a bien utilisé l’expression « camp d’extermination »]], un peu étonnée de ce flou. Etonnée aussi qu’il parle de la mort de son père comme si…, eh bien non, ce n’est pas le cas, il n’est pas juif. Maintenant, pourquoi est ce qu’on a pris conscience de ces choses-là ? Vous parliez du film de Franju qui était évidemment un événement, je ne pense pas du tout que ce soit en rapport avec l’extermination des Juifs parce qu’on connaissait très mal toutes ces questions-là à l’époque, on confondait extermination et concentration, et plus tard, il y a eu un tel choc de la découverte des camps, qu’on ne pouvait pas faire une analogie. Je crois que chez Franju, il y a un cheminement par le surréalisme qui est quelque chose de très spécifique.

François Noudelmann :
Est ce qu’il n’y a pas quand même aussi, et je vais me faire l’avocat du diable, mais un certain politiquement correct qui s’installe même à travers l’expression que vous citiez Elisabeth de Fontenay de Derrida, le carnophallogocentrisme , on se demande d’ailleurs jusqu’à quand on va ajouter des préfixes, il y avait l’occulocentrisme, donc il y a l’œil, le phallus, le logos, donc maintenant, la chair… voilà, donc il faut cibler tout ce qui est vraiment le pire de l’homme blanc occidental, donc est ce qu’il n’y a pas quand même une surenchère là-dedans qui explique aussi cette sensibilisation ?

Elisabeth de Fontenay :
Oui, bien que la notion de politiquement correct me choquerait quand même un peu en parlant de Derrida. Disons qu’il y a une radicalité presque insoutenable, une radicalité que déclare Derrida avec un certain courage, quand par exemple, dans ses entretiens avec Elisabeth Rudinesco, il dit qu’il faudra bien un jour qu’on ne tue plus les bêtes pour les manger, parce que le combat contre la peine de mort ne peut pas ne pas avoir des répercussions sur la mise à mort des bêtes.

François Noudelmann :
Alors revenons un petit peu justement à la question que posait Frédéric Gros au début de l’émission sur la culpabilisation, en quelque sorte, de celui qui mange les animaux, je ne sais pas si on peut dire comme ça, donc comment le penser, et puis d’une manière philosophique évidemment il faut le penser, c’est à dire aussi la question des espèces, il faut qu’on revienne un petit peu au spécisme, à l’antispécisme, est ce qu’on doit effectivement penser comme la phrase de Lévi-Strauss que lisait Florence Burgat et nous a cité, c’est-à-dire le respect de toutes les formes de vie, mais jusqu’où ça va, qu’est ce qu’on entend par la vie, c’est aussi un grand thème foucaldien, comment réagissez-vous Frédéric Gros ?

Frédéric Gros :
Tout à fait, déjà, je veux réagir aux propos et c’est vrai que les propos qu’a tenu Patterson avec vous entament quand même singulièrement la singularité historique de la destruction des Juifs d’Europe, quand même, c’est à dire la constitution d’une communauté des victimes qui embrasserait quand même à la fois les Juifs, les animaux, les femmes, les faibles, alors évidemment, je crois que c’est lié à quelque chose philosophiquement de très important, c’est à dire ce basculement du paradigme de la responsabilité qui, pendant longtemps, a été pensé comme responsabilité devant, c’est à dire l’expérience de la responsabilité, ça a été finalement la confrontation à une instance transcendante, supérieure, Dieu, la loi, la société, le surmoi, j’en passe et des meilleures, et ce basculement vers une responsabilité pour, avec les visages, enfin avec le visage chez Levinas, la figure de l’enfant ou de la nature même chez Hans Jonas, et là effectivement, c’est vrai que ça va dans cette redéfinition de ce qu’on appelle maintenant la responsabilité de protéger et c’est vrai que ce paradigme de la responsabilité de protéger est vraiment dominant dans l’identité de notre culture contemporaine, cela dit, après le problème qu’on peut poser suite à votre dernière question, c’est…, moi je pense qu’effectivement la remise en cause d’une espèce de coupure fondatrice entre l’homme et l’animal est philosophiquement, j’allais dire, un vrai pari, c’est vrai qu’elle a lieu chez Rousseau, que Lévi-Strauss la reprend et qu’on peut essayer de penser une morale qui soit une morale de la compassion sans être une morale de la pitié, la compassion comme sentiment d’une solidarité avec l’ensemble du vivant, ça, ça me semble très important philosophiquement, après le problème c’est en quoi est ce qu’on peut articuler ça avec une interdiction de tuer qui serait aussi bien l’interdiction de tuer l’autre homme que l’interdiction de tuer aussi l’animal, c’est à dire, jusqu’à quel point, c’est le problème que pose ce livre, jusqu’à quel point est ce que tuer un animal pour le manger relève de la transgression d’un interdit majeur ?

François Noudelmann :
Elisabeth de Fontenay ?

Elisabeth de Fontenay :
Je voudrais juste dire un mot, Derrida explique très longuement dans ce texte qui a pour titre « Le calcul du sujet » que le commandement qui interdit de tuer ne concerne absolument pas les animaux, et là, toute la question du sacrifice se pose bien sûr, et Levinas était totalement étranger à une problématique de ce type.

François Noudelmann :
Bien sûr, vous montrez dans ce sens dans Le Silence de bêtes, que l’animal n’a pas de visage.

Elisabeth de Fontenay :
Et je dirais que c’est le titre de Patterson choque particulièrement les Juifs religieux dans la mesure où l’abattage rituel, c’est quelque chose qui est quand même en continuité avec les sacrifices du Temple, il y a là quelque chose de religieux qui est très fort. Cela dit, pour revenir au « politiquement correct » de Derrida, qui ne passe pas, je dirais qu’il y a objectivement une véritable déconstruction de la tradition occidentale par l’affirmation de l’obligation du végétarisme.

François Noudelmann :
Florence Burgat, comment penser cette responsabilisation devant, cette responsabilisation pour l’animal si effectivement on remet en cause la distinction homme/animal, la distinction des espèces ? Comment penser aussi une morale, alors évidemment, on tombe sur des questions que vous traitez depuis longtemps, la question du droit animal, c’est à la fois juridique mais aussi moral, comment penser cela ?

Florence Burgat :
Il me semble que lorsque Frédéric Gros disait jusqu’où pouvons-nous aller du point de vue moral dans cette nouvelle responsabilité pour qui n’est plus simplement une responsabilité devant, il me semble que ce que Patterson montre dans son livre en décrivant l’abattage industriel et le fait qu’on fait naître des animaux uniquement dans le but de les engraisser et de les tuer, me semble, par excellence, un cas de responsabilité, enfin me semble par excellence un traitement que nous devrions évidemment proscrire, parce que ce n’est pas, comment dirais-je, des cas de conscience où nous devrions mettre en balance notre intérêt avec l’intérêt d’un animal, chasser de temps en temps, etc. Là, je crois que ce processus qui ne s’arrête jamais, qui s’auto-génère, et Derrida a beaucoup insisté sur cet aspect de cette espèce de « stock » qu’on renouvelle et qu’on ne fait venir au monde que pour ça, me semble le paroxysme absolu de la mainmise et d’une autre nature que de question que nous pouvons rencontrer dans notre vie quotidienne…

François Noudelmann :
Donc, c’est la question du traitement mais ce n’est pas une question de principe alors, ce n’est pas la question du meurtre de l’animal ?

Florence Burgat :
Si, enfin je pense qu’il y a les deux choses mais que, une fois qu’on a posé la question de principe du meurtre de l’animal, un petit peu comme le fait Rousseau lorsqu’il dit « Puisque l’animal est un être sensible et que je partage cette qualité avec lui, je ne dois pas le maltraiter inutilement. », bon avec cet adverbe qu’Elisabeth de Fontenay a commenté, qui est très problématique, mais on peut poser le principe et puis après examiner au cas par cas, il me semble que précisément le fait d’élever des animaux pour les manger… voilà…

François Noudelmann :
Florence Burgat, est ce qu’il n’y a pas une contradiction dans le fait de dire que finalement, là, on dénonce la supériorité de l’espèce dominante, de l’homme qui se pense l’être suprême, en tout cas, la créature suprême qui peut écraser toutes les autres, et en quelque sorte, là, on lui demande une supériorité morale parce que ce serait le seul des animaux qui s’engagerait à ne pas tuer les autres, donc est ce qu’il n’y a pas une contradiction, finalement, de lui demander malgré tout d’être différent et d’assumer la responsabilité pour tous les autres ?

Florence Burgat :
Oui mais je crois qu’on a abordé finalement ce thème, c’est-à-dire, soit on pense l’humanité comme fondée sur ce mythe décrit par Freud dans « Totem et tabou », on décide de tuer ensemble et de refonder notre identité sur ce meurtre qu’on assume tous, ou bien est ce qu’on fonde notre identité sur autre chose et à ce moment-là, on considère que l’être humain a une responsabilité que probablement l’animal n’a pas, encore que… c’est un débat aussi, mais de toute façon, on ne peut pas considérer… mettre sur le même plan la manière dont les animaux se mangent les uns, les autres, avec l’extermination, enfin l’abattage industriel.

François Noudelmann :
Patterson a employé un mot à propos des animaux quand il voulait revenir, comme ça, à une sorte d’origine, il disait « autrefois, on était les faibles, les êtres humains étaient les faibles devant des animaux méchants », il emploie « vicious animals », « vicious » au sens de méchant, ça m’a fait penser tout de suite à une argumentation de Nietzsche dans « La généalogie de la morale », où il dit, est ce que, par exemple, les oiseaux de proie qui fondent sur les petits agneaux sont méchants ? Alors évidemment, pour les petits agneaux, ils sont méchants, mais l’aigle, par exemple, ne voit pas pourquoi il serait méchant, il comprend, enfin, il peut admettre que les petits agneaux le prennent pour un méchant, mais il n’est pas méchant, et est ce que finalement, c’est ce que dit Nietzsche, si on est du côté de l’agneau, si on a pitié pour l’agneau, c’est parce que nous-même, nous nous plaçons du côté de la faiblesse, alors qu’on pourrait assumer le fait que dans la nature, il y a des rapports de violence, non pas forcément les favoriser mais les admettre sans forcément moraliser le bon, le mauvais, le méchant… Qu’est ce que vous en pensez ?

Florence Burgat :
Eh bien, je ne veux pas prendre la parole trop longtemps, mais c’est l’idée qu’il y a effectivement le mal, enfin…, le mal est dans la nature, il y a le mal entre les espèces…

François Noudelmann :
Pourquoi dire que c’est le mal ?

Florence Burgat :
D’un point de vue théologique, j’appellerais ça le mal, voilà, mais ça serait à discuter…

François Noudelmann :
Elisabeth de Fontenay ?

Elisabeth de Fontenay :
D’un point de vue théologique ?

Florence Burgat :
Oui, il me semble qu’il y a une présence du mal qui est déjà là, on est après la chute…

François Noudelmann :
Elisabeth de Fontenay ?

Elisabeth de Fontenay :
En tout cas, Noudelmann, je reprends ce que vous venez de dire qui me semble tout à fait juste et je suis de plus en plus persuadée qu’en parlant de spécisme, en parlant de l’homme comme de l’animal humain, on s’empêche, on s’interdit d’éveiller en lui cette responsabilité pour dont Frédéric Gros parlait, et nous sommes nous autres hommes, une espèce, certes, du point de vue de l’histoire naturelle, de la biologie, du darwinisme, mais nous sommes aussi le genre humain. Nous nous proclamons, nous nous auto-proclamons genre humain et il faut partir de là, de cette déclaration, d’une espèce différente, qui a le langage, et qui peut déclarer des droits de l’homme, etc. Donc, ça me semble très important d’insister sur l’idée de responsabilité, au sens de Hans Jonas, encore qu’il ne parle pas de bêtes du tout, mais de développer, de prôner cette responsabilité, mais cette responsabilité, elle ne vient pas d’une vague pitié entre êtres vivants, elle vient d’une auto-proclamation, et Darwin lui-même qui nous a enseigné cette continuité entre l’homme et l’animal était extrêmement bienveillant envers les animaux, plus que bienveillant, il y a des pages où il dit, un gardien qui torturerait un animal dans un zoo, il préfère l’animal au gardien.

François Noudelmann :
Cela dit, Hitler, on disait, était végétarien, qu’il aimait bien les animaux, etc.

Elisabeth de Fontenay :
Oui alors ça, demandez à Florence Burgat ce qu’il faut dire à ce sujet.

François Noudelmann :
Qu’est ce qu’il faut dire alors ? On dit qu’il aimait les animaux, surtout les bergers allemands, mais enfin…

Florence Burgat :
Patterson est assez clair dans ce livre, il y a le travail d’Elisabeth Hardoin-Fugier sur les lois nazies, mais il était semi-végétarien pour des raisons de santé et Patterson dit que ses plats préférés étaient les saucisses et les boules de foie de gibier…

François Noudelmann :
Donc, il ne l’était pas complètement…

Florence Burgat :
Donc ce n’était pas du tout lié à une compassion et il rapporte ce fait important, qu’il a fait tuer tous les animaux domestiques des Juifs, donc c’est quand même important de rétablir qu’il ne s’agissait pas du tout chez Hitler, bien entendu, d’une compassion pour les animaux, et ce chapitre est important, parce qu’en France, l’idée a été répandue.

François Noudelmann :
Florence Burgat, pour vous, c’est un enjeu fort d’être végétarien, je veux dire, est ce que c’est un enjeu moral, est ce qu’ici, il y a une forme de responsabilisation, parce que quand même les derniers passages de ce livre Un éternel Treblinka sont quand même très militants ?

Florence Burgat :
Oui, il appelle au végétarisme et puisque vous me posez la question, je vais y répondre en toute simplicité, oui je pense que c’est un enjeu d’être végétarien, qu’on ne peut pas à la fois rejeter et trouver abominable cet abattage industriel qui au fond n’a pas de justification très forte et ne pas être végétarien, donc oui je défendrai bien sûr cette position.

François Noudelmann :
Jusqu’où s’étend le respect de toutes les formes de vie ?

Florence Burgat :
Alors c’est une autre question que celle de la nourriture carnée, après bien sûr si vous êtes envahi dans votre maison par des souris, par des cafards, il y a d’autres questions qui se posent, il me semble que celle de l’alimentation carnée peut être isolée, en tout cas dans notre débat aujourd’hui et que, en effet, la leçon du livre, c’est « arrêtons cela », et pour arrêter cela, c’est adopter au minimum un régime végétarien.

François Noudelmann :
Frédéric Gros ?

Frédéric Gros :
Oui, je voulais juste revenir sur…, il y a un point que vous avez soulevé, qui m’a fait comprendre au fond ce qui me gênait dans le livre, c’est quand vous avez posé la question de la différence entre le traitement ou le principe et il me semble que l’ambiguïté du livre pour moi, c’est précisément qu’on ne sait jamais s’il s’agit d’une critique de la modernité, c’est-à-dire…, où ce qui est mis en avant, c’est précisément le fait comme vous le disiez qu’on fait naître des animaux pour les engraisser seulement et pour les tuer, et ce serait ça, j’allais dire, l’absolu scandale ou si l’absolu scandale, c’est précisément la violence originaire qui consiste pour l’homme à tuer en tant que créature vivante, à tuer une autre créature vivante, et cette hésitation perpétuelle, je trouve, dans ce livre, entre ce qui va du côté de la critique de la modernité, les abattoirs de Chicago, l’industrialisation, l’élevage des poulets, Himmler qui précisément, bon… et de l’autre côté, cette remise en cause justement de cette violence originaire, c’est ça qui me semble, j’allais dire, pour moi, philosophiquement insatisfaisant, parce que soit on est dans la critique de la modernité, soit on est du côté précisément d’une remise en cause d’une violence originaire, archéologique, au sens vraiment d’une violence fondatrice.

François Noudelmann :
Je crois effectivement que c’est toute la question de l’ambiguïté de ce livre. Elle est là plus que dans l’analogie provocatrice entre le massacre des animaux et l’extermination des Juifs. Je crois effectivement que c’est quand même ça la grande question philosophique qui se pose aussi à partir de ce livre, non ?
Elisabeth de Fontenay ?

Elisabeth de Fontenay :
Modernité qui commence au néolithique…

François Noudelmann :
Oui mais là, je pense qu’il faisait allusion à l’âge classique…

Elisabeth de Fontenay :
Une mutation avec les pratiques industrielles d’abattage mais tout de même élever des bêtes pour les manger, pour les tuer, pour les manger, c’est le néolithique. Moi, ce qui me fait un petit peur dans le végétarisme, c’est une véritable déconstruction de l’humanité de l’homme qui en est passé par ces repas de viandes en commun, et donc quelque chose de la socialité pas européenne, pas occidentale, mondiale, ça a toujours été comme ça chez presque tous les peuples, alors est-ce qu’il n’y a pas quelque chose dans ce mal dont vous parlez, ce mal radical, cette violence originaire dont vous parlez, est-ce que cette violence originaire n’est pas fondatrice, non pas du propre de l’homme au sens métaphysique du terme, mais de la constitution d’une humanité à travers l’histoire ?

François Noudelmann :
Alors donc, Florence Burgat, la question est quand même un peu grave, vous avez une ou deux minutes pour vous défendre, mais est ce que la déshumanisation en quelque sorte, l’animalisation ou le fait de ne plus séparer le genre humain de l’animal n’aboutirait pas à une grande sauvagerie ?

Florence Burgat :
Alors, je crois que ça ne voudrait pas dire qu’on ne sépare pas le genre humain de l’animal, simplement, on est tous d’accord sur le fait qu’on ne va pas justifier quelque chose en disant : on a toujours fait comme ça, je crois qu’on est tous d’accord là-dessus.

François Noudelmann :
Oui.

Florence Burgat :
Et-est ce qu’on ne peut pas imaginer un autre mythe fondateur, est ce qu’il n’y a pas de convivialité possible…

François Noudelmann :
Quel est votre mythe Florence Burgat ?

Florence Burgat :
Quel est mon ?

François Noudelmannn :
Votre mythe, alors, votre mythe fondateur ?

Florence Burgat :
Eh bien, est-ce que le mythe de l’âge d’or n’est pas un mythe qui a parfois été invoqué pour justement imaginer une humanité qui ne se fonderait pas sur ce meurtre qu’on va continuer éternellement et qui, c’est triste à dire, fonderait la convivialité entre nous.

François Noudelmannn :
Oui mais ça, c’est une fiction régulatrice d’imaginer cet âge d’or…

Florence Burgat :
Bien sûr.

Elisabeth de Fontenay :
Mythe de l’âge d’or et utopie, idée des mythes du végétarisme, effectivement…

Florence Burgat :
Oui mais est-ce que l’utopie ne nous aide pas …

Elisabeth de Fontenay :
Et c’est très important que ça continue, c’est très important qu’il y ait des végétariens qui nous mettent mal à l’aise, très important, il faudrait surtout pas les exterminer.

François Noudelmann :
Loin de nous cette idée, en tout cas, et bien voilà, merci en tout cas de nous avoir mis mal à l’aise, je crois que c’est ça aussi le but de la philosophie, c’est de nous obliger à penser contre nous-même.

Je vous remercie, c’était les vendredis de la philosophie. Alors, je renvoie nos auditeurs à un certain nombre de vos livres, Florence Burgat, Liberté et inquiétude de la vie animale, chez Kimé c’est votre dernier, donc, Elisabeth de Fontenay, je fais référence bien sûr au livre Le silence des bêtes, la philosophie à l’épreuve de l’animalité, c’était chez Fayard en 1998, mais va paraître très prochainement, le 5 mars, Sans offenser le genre humain, réflexion sur la cause animale chez Albin Michel, Frédéric Gros, je rappelle votre dernier livre, c’était Etats de violence et c’est sur la fin de la guerre chez Gallimard en 2006.

Et puis bien sûr, il faut recommander Un éternel Treblinka de Charles Patterson aux éditions Calmann-Lévy.

Des livres à découvrir

Florence Burgat
Liberté et inquiétude de la vie animale
Kimé – 14 janvier 2006

La question de l’animal occupe une place singulière dans la philosophie occidentale moderne. L’animal y est certes présent, mais à un titre bien particulier. Il désigne l’être privé de tous les attributs qui sont censés caractériser l’humain : l’âme, la raison, la conscience, le langage, le monde… Cette approche privative a notamment conduit à une lecture mécaniste de la vie animale. S’opposant à cette conception, les approches phénoménologiques ont ruiné les fondements philosophiques du mécanisme, mais aussi du vitalisme. C’est en effet en partant de l’animal comme « corporéité animée », et en considérant son comportement comme la manifestation de la vie en lui – d’une vie qui n’est ni l’arrière-plan ni la cause des phénomènes vitaux – qu’un tout autre regard s’est mis en place. La reconnaissance de la liberté et de l’inquiétude, du fait du mouvement spontané, de la perception et de l’émotion, distingue la vie animale de la vie végétale, et permet d’y voir l’émergence d’une condition existentielle.
– 4 de couverture –

Elisabeth de Fontenay
Quand un animal te regarde
Gallimard-Jeunesse Giboulées – Octobre 2006

Quand il arrive qu’un animal me regarde, je me trouble parce que je ne sais pas du tout ce qui se passe dans sa tête. Et même, au fond, j’en viens à me demander comment il est possible que tant de bêtes existent sur la terre, dans l’air et dans l’eau : les unes si proches, les autres si différentes des hommes. Seuls les peintres, peut-être, ont su transmettre ce mystère. Une autre question me tourmente : qui nous a donné le droit de disposer des animaux comme de choses ? Ils éprouvent des émotions, ils ressentent du bien-être et de la douleur, ils n’ignorent pas l’angoisse. Cette sensibilité nous crée des devoirs envers eux, car un être humain digne de ce nom doit veiller sur plus faible que soi.
– 4e de couverture –

Frédéric Gros
Etats de violence : essai sur la fin de la guerre
Gallimard – 5 janvier 2006

La philosophie occidentale a longtemps pensé la guerre comme une mise en forme spécifique du chaos des forces. Elle l’a définie, dans une formulation fameuse, comme « conflit armé, public et juste », soutenu par une tension éthique (défense de l’honneur, courage, sens du sacrifice), un objectif politique (donner consistance à un État) et un cadre juridique (fonder le droit, défendre une juste cause, définir des règles de combat). Cette construction spéculative n’eut pas d’influence directe sur la réalité des carnages, elle n’en constitua pas moins un horizon régulateur qui servit à définir en Occident un droit de la guerre, des conventions internationales et un imaginaire spécifique. Or ce concept de guerre, stabilisé par des siècles de réflexion philosophique, échoue aujourd’hui à penser les nouvelles formes de violence : attentats terroristes, factions armées sillonnant des pays ravagés, envoi de missiles intelligents pour des conflits à « zéro mort ».
La guerre et la paix tendent à disparaître, laissant place à l’intervention et à la sécurité. L’humanité serait entrée, depuis peu, dans ce que Frédéric Gros, par provision, appelle l’âge des « états de violence » : la fin de la guerre, ce n’est pas la fin des violences, mais leur reconfiguration selon des économies inédites.
Les états de violence transforment le rapport à la mort, ils imposent toujours plus la logique d’une destruction unilatérale de civils démunis, brisant un rapport ancestral d’égalité et d’échange. La guerre visait à défendre ou accroître une Cité, un Empire, un État ; voici que les états de violence s’adressent à la seule fragilité de l’individu, ramené à sa condition vulnérable de vivant. La guerre, enfin, avait été constituée comme violence justifiée ; les états de violence offrent, à travers leur médiatisation, le spectacle du malheur nu, le scandale de victimes dont la souffrance exhibée décourage d’avance toute reprise critique.
Cette radicale transformation exige de la philosophie qu’elle pense le présent, marque des ruptures, inspire de nouvelles vigilances, invente de nouvelles espérances.
– Présentation de l’éditeur –

Charles Patterson
Un éternel Treblinka : des abattoirs aux camps de la mort
Calmann-Lévy – 3 janvier 2008

La souffrance des animaux, leur sensibilité d’êtres vivants, est un des plus vieux tabous de l’homme. Dans ce livre iconoclaste – que certains considéreront même comme scandaleux -, mais courageux et novateur, l’historien américain Charles Patterson s’intéresse au douloureux rapport entre l’homme et l’animal depuis la création du monde.

Il soutient la thèse selon laquelle l’oppression des animaux sert de modèle à toute forme d’oppression et la «bestialisation» de l’opprimé est une étape obligée sur le chemin de son anéantissement. Après avoir décrit l’adoption du travail à la chaîne dans les abattoirs de Chicago, il note que Henry Ford s’en inspira pour la fabrication de ses automobiles. Ce dernier, antisémite virulent et gros contributeur au parti nazi dans les années 30, fut même remercié par Hitler dans Mein Kampf. Quelques années plus tard, on devait retrouver cette organisation du «travail» dans les camps d’extermination nazis, où des méthodes étrangement similaires furent mises en oeuvre pour tétaniser les victimes, leur faire perdre leurs repères et découper en tâches simples et répétitives le meurtre de masse de façon à banaliser le geste des assassins.

Un tel rapprochement est lui-même tabou, étant entendu une fois pour toutes que la Shoah est unique. Pourtant, l’auteur yiddish et prix Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer (qui a écrit, dans une nouvelle dont le titre de ce livre est tiré, «pour ces créatures, tous les humains sont des nazis») fut le premier à oser la comparaison entre le sort réservé aux animaux d’élevage et celui que les hommes ont fait subir à leurs semblables pendant la Shoah.

S’inspirant de son combat, Patterson dénonce la façon dont l’homme s’est imposé comme « l’espèce des seigneurs », s’arrogeant le droit d’exterminer ou de réduire à l’esclavage les autres espèces, et conclut son essai par un hommage aux défenseurs de la cause animale, dont Isaac Bashevis Singer lui-même.
– 4e de couverture –

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