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éthique & animaux

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Comportement des animaux

Les cultures animales

La culture des sociétés animales est évidemment différente que la culture des sociétés humaines, mais elle existe tout autant. On entend par culture l’ensemble des « acquis » (savoirs ou comportements) que les individus (humains ou non humains) sont capables de transmettre aux autres, processus qu’on appelle l’apprentissage social [1].

Innovation et transmission

L’étude de la transmission culturelle d’une innovation a débuté au milieu du XXe siècle, par deux observations devenues célèbres. En Angleterre, les laitiers distribuaient les bouteilles de lait chaque matin sur le palier des maisons. À partir de 1947, on a commencé à observer que des mésanges perçaient l’opercule d’aluminium des bouteilles de lait pour en boire le contenu [2] [3]. Cette innovation eut lieu vraisemblablement en plusieurs endroits différents [4].

Bientôt, toutes les mésanges du pays se mirent à ouvrir les bouteilles de lait, avec d’ailleurs une préférence pour les bouteilles de lait entier (reconnaissables à la couleur de l’opercule). À l’inverse, alors que certains rouges-gorges trouvèrent comment ouvrir les bouteilles, ce comportement resta chez eux sporadique. La différence s’explique par le fait que les mésanges sont des oiseaux sociaux et voyageurs, tandis que les rouges-gorges sont solitaires et casaniers. L’innovation s’est répandue chez les mésanges par apprentissage social [5].

En 1953 au Japon, dans un groupe de macaques observé par des primatologues, une femelle eut une idée : laver une patate douce dans un ruisseau avant de la manger. Bientôt ce comportement se répandit dans tout le groupe (à l’exception de quelques « anciens »), puis passa à la génération suivante [6].

Notons que les innovations ne se transmettent pas toujours chez les animaux sociaux. Parfois les congénères de l’inventeur ne parviennent pas à reproduire sa technique. Ainsi, sur l’île portoricaine de Cayo Santiago, un seul singe rhésus est capable de casser les noix de coco [7].

Un certain nombre d'espèces mammifères socialement complexes, telles que plusieurs espèces de cétacés, de grands singes et d'éléphants, montrent qu'elles ont une culture non humaine (ci-après "culture")

Dialectes et traditions

La culture n’est pas faite que d’innovations, elle comporte aussi des coutumes arbitraires. En 1978, des éthologues ont découvert un trait culturel arbitraire chez les chimpanzés, la poignée de main [8]. En Tanzanie, les chimpanzés de Kasoge se serrent la main, mais pas ceux de Gombe, situés à 50 km.

L’étude du chant des cétacés et de certains oiseaux a révélé l’existence de dialectes [9] qui évoluent au cours du temps [10]. Ces dialectes peuvent connaître des bouleversements à la suite de migrations. Ainsi, sur la côte est de l’Australie, le chant des baleines à bosse, propre à chaque groupe, a subit une révolution. Vraisemblablement à la suite de la migration de quelques individus, toutes les baleines de la côte ont adopté le chant des baleines de la côte ouest [11]. Les éthologues ont supposé que les baleines sont attirées par la nouveauté.

Chez les cailles du Japon, on a montré que l’attirance des femelles pour certains traits chez les mâles se transmettait culturellement entre les femelles [12]. Des vachers à tête brune élevés par des parents d’une autre communauté que leur communauté de naissance acquièrent les habitudes des membres de leur communauté d’adoption en matière de séduction et de choix du partenaire [13].

Chez les poissons, les lieux de ponte, de repos ou les circuits de recherche de nourriture sont souvent transmis d’une génération à l’autre. Si, dans un récif corallien, on remplace une population de girelles par un autre groupe de girelles, la nouvelle population adopte d’autres lieux de ponte, de repos ou de recherche de nourriture que la population précédente et les transmet à la génération suivante [14].

L'importance des aînés chez les éléphants

Au début des années 1980, les autorités du parc national Kruger estimèrent qu’il y avait trop d’éléphants dans le parc. Pour en réduire la population, ils tuèrent les vieux éléphants, puis délocalisèrent certains éléphanteaux orphelins vers d’autres parcs.

Cela eut une conséquence inattendue. Au milieu des années 1990, on se rendit compte que certains des éléphanteaux mâles délocalisés, devenus adolescents, formaient des meutes de « jeunes tyrans », qui attaquaient et tuaient des rhinocéros et d’autres animaux. Or, d’habitude, les éléphants sont pacifiques et n’agissent pas de la sorte.

On s’est aperçu que ces jeunes mâles étaient en « musth », un état périodique des éléphants mâles qui se caractérise par une augmentation importante de l’agressivité et de la sécrétion hormonale (la sécrétion de testostérone peut être multipliée jusqu’à 60 fois). Or, dans un troupeau normal, les vieux éléphants aident les jeunes à contenir leur agressivité lors de leurs premiers musths.

Pour vérifier si c’était effectivement l’absence des aînés qui avait conduit les jeunes mâles à si mal tourner, on a amené de vieux éléphants dans les groupes de jeunes mâles. Les agressions ont pris fin. Aujourd’hui, les autorités du parc national Kruger utilisent la contraception pour contrôler la population des éléphants.

Un patrimoine diversifié

Une synthèse des observations de plus de 40 groupes de chimpanzés en Afrique a mis en évidence que chaque groupe a ses traditions concernant 39 types de comportements (communication, utilisation d’outils, utilisation de plantes médicinales, alimentation, couchage, pratiques sexuelles…) [17].

Certains orangs-outangs de Bornéo fabriquent des poupées faites d’un assemblage de feuilles. D’autres fabriquent des « sex toys ». Un groupe de capucins a une tradition originale, consistant à renifler les mains de l’autre et à poser ses doigts sur sa bouche. Certains dauphins femelles utilisent une éponge comme protège nez lorsqu’elles raclent le fond à la recherche de nourriture. On pense que cette technique, apparue au XIXe siècle, ne se transmet que de mère en fille, sans que l’on sache très bien pourquoi [18]. Bref, les cultures animales révèlent aux éthologues une richesse insoupçonnée.

Conclusion

L’étude des animaux ne relève pas seulement des sciences de la vie, mais aussi des sciences sociales. Il s’agit d’une révolution  dans notre rapport aux animaux. Actuellement, les écologistes s’intéressent surtout à la préservation des espèces, moins aux individus. Reconnaître que les animaux sont porteurs d’une culture contribuera sans doute à changer ce prisme.

Sources

[1] Laland, Kevin N., et William Hoppitt. 2003. « Do Animals Have Culture? ». Evolutionary Anthropology: Issues, News, and Reviews 12 (3): 150‑59. doi:10.1002/evan.10111.
[2] Fisher, J. et Hinde, R. A. « The opening of milk bottles by birds ». British Birds, 1949, vol. 42, n°11, p. 347-357.